Le Kinney's lover. Les vibrations se réverbèrent sur les vitres teintées du café. C'est un endroit branché, en vogue, trop populaire pour être un de ces lieux que Chiara affectionne. Non, c'est tout sauf classe. Les mômes de 17 ans sortent leurs fausses cartes d'identité, les présentant aux barmaids avec fierté. Les prétendus adultes s'envoient en l'air dans les toilettes en cachette et les hommes mariés flirtent devant la baie vitrée avec quelque collègue qu'ils ont réussi à traîner ici pour un afterwork sympa. Chiara déteste ce genre d'endroit. Mais elle s'y est laissée amener par les ballerines qui voulaient rattraper le temps perdu, parler des derniers potins, s'envoyer quelques shots avant le week-end qui les attendait. Leur vie n'a rien de superbe. Pauvres gamines qui triment toute la semaine pour ensuite passer le samedi et dimanche à récupérer et à se faire engueuler par leurs parents. Compassion ou jugement dans les yeux de la clocharde dont l'ascension demeure encore bien cachée aujourd'hui? Elle-même ne sait plus distinguer ses sentiments de ceux qu'elle lit et relit chaque nuit. Raffaella devient de plus en plus elle. A force de la lire, de regarder ses enregistrements, de parler comme elle... elle a le sentiment que toutes les deux, elles fusionnent. Un sourire se perd sur ses lèvres quand Didi, raccourci débile pour Diana, propose qu'elles déménagent vers un endroit plus fun. Chiara lève la main avec un entrain qui étonne les autres filles. "Oh je sais où aller." C'est une très mauvaise idée. Cependant, elle ne peut s'empêcher de vouloir y retourner, de provoquer le passé avec une nouvelle manche : celle du présent. Un sourire intriguant se glisse sur son visage tandis qu'elle se lève et, dans le secret le plus total, attrape la main de Lauren pour qu'elle la suive.

Elles parcourent le Boulevard pendant quelques brèves minutes avant de bifurquer vers le Black Rose. Si Erica est excitée à l'idée d'y entrer, les deux autres font une drôle de tête. Le sorteur reconnaît cette cliente pleine d'entrain qu'il a laissée passer quelques mois plus tôt. Et ce n'est pas sans raison. La boîte était pleine à craquer et pour le persuader de la laisser pénétrer les lieux, Chiara l'avait embrassé d'une façon qu'on n'oublie pas. Il lui fait signe directement et les danseuses dépassent la vingtaine de personnes qui attendaient sagement leur tour. Une vague de protestations s'élève dans les rangs. Chiara regarde Erica et se penche à son oreille. "Ici, c'est pas comme chez toi, c'est ça qui te plaît." Très vite, les deux ont compris qu'elles étaient liées. Pourtant Raffaella ne supportait pas Erica. Et se rapprocher de cette trouble-fête est dangereux si elle veut maintenir les apparences intactes. Cependant, elle a besoin d'avoir des amies dans ce monde de requins. C'est ainsi qu'elle pousse cette "amie" à payer leur droit d'entrée. Didi et Lauren sont choquées, au point que Lauren les abandonne. "Qu'est-ce qui t'arrive Raff', on ne te reconnaît pas." La phrase retentit comme un signal d'alarme aux oreilles de la doublure. Si c'est avec enthousiasme qu'Erica annonce ce constat, il est évident que cela intéresse aussi l'autre jeune femme qui est toujours avec elles. Chiara baisse les yeux et se pince les lèvres avec un air coupable que ses compagnes lui connaissent fort bien. "Je crois que je suis en train de faire une dépression nerveuse. Ou j'étais en train de la faire. Mon psy m'a conseillé de changer ma façon de faire les choses si je voulais m'en sortir. Il m'a dit qu'il fallait que je tente de rendre plus stimulante ma façon de... vivre." Elles sont devant une table haute qui s'est magiquement libérée à leur arrivée quand la confession lui échappe. Chiara se surprend dans ses talents d'actrice. L'intonation, les pauses, tout fait mouche. Les deux comparses approuvent. "Ouais, on se le disait toutes que tu allais finir par craquer. Ou même pire..." Diana a un air interdit, baissant les yeux quand elle entend ce qu'Erica vient d'énoncer. Cela n'échappe aucunement à Chiara. "Qu'est-ce qu'il y a?" Il lui faut insister un peu avant que la princesse blonde ne finisse pas capituler et révéler. "Après ta quasi-overdose dans les toilettes du studio, il y a trois mois, on se demandait si tu n'avais pas essayé de te suicider...". Tout s'enchaîne très vite dans la tête de Chiara. Cette overdose ou ce "presque" suicide n'est mentionné nulle part dans ses carnets. Est-ce une ruse? Prêchent-elles le vrai pour..." Mais le regard peiné de la petite Didi est un aveu de vérité. Pourtant, elle préfère ne rien risquer et répond en chassant le sujet de la table. "Je ne vois pas de quoi tu parles. Je vais nous chercher à boire." C'est juste, parfait. Une façon d'éviter une discussion déplaisante qui pourrait tout aussi bien être un refus d'admettre que les propos qui ont été dits sont vrais. Elle ne se mouille pas et quitte la table rapidement, se faufilant dans la masse de gens. Les odeurs de parfums et de transpiration se mêlent jusqu'à ses narines quand un ton plus épicé lui pique le nez.

Des lumières violettes, une musique agressive, des jeunes qui occupent la piste de danse avec maladresse et son regard qui m'enivre. Mais surtout, cette odeur entêtante dont je ne me suis pas débarrassée le lendemain. Cette fragrance qu'il a décollée de son épiderme pour l'apposer sur le mien.  

Elle lève les yeux pour le voir. Sans grande surprise, elle savait qu'il serait là. Toi aussi tu reviens ici dans l'espoir de me croiser? Mais la question ne sort pas. Elle reste tapie là, dans le creux de ses prunelles dilatées par la pénombre du bar. Chiara ne dit rien, elle passe à côté de lui comme s'ils ne se connaissaient pas. Arrivée devant le bar, elle attend que le barman vienne à elle pour qu'elle passe commande. Mais tout son corps se tend sous le souvenir de leur première rencontre, ici, au Black Rose. Le clientèle du bar est peu recommandable. Que faisait-il dans un endroit pareil ce soir-là? La réponse lui importe peu. Les images s'enchaînent dans son imaginaire, rejouant la passion avec laquelle il l'avait acculée contre un mur. La morsure de ses doigts dans la chair de sa hanche, le regard affamé qui l'avait déshabillée avant même qu'ils n'échangent un mot. Mais Raffaella a nié cette rencontre, alors Chiara se doit de jouer et prolonger le jeu. Cependant, tandis que ses mains agrippent le rebord froid du verre à bière, elle sait que cela va déraper. Je suis venue ici pour toi. Et la phrase du journal de la frapper de plein fouet :

<< Il n'y avait rien qui puisse me faire fréquenter des endroits tels que celui-là. Rien, si ce n'est... lui. Mais je jurais que je n'y retournerais pas. Car à force de l'y guetter, c'était moi que j'y perdais.>>

Quelle était cette emprise qu'il avait sur les jumelles. Et quel était ce lieu où Raffaella allait uniquement pour l'y voir? C'était une question à laquelle elle se proposait de trouver une réponse ce soir.