— Mademoiselle ? Tout va bien ?

La voix qui m'apostrophe me parvient de loin alors que je quitte mon état de dissociation pour retrouver pleinement conscience et possession du corps. Je retiens le bâillement caractéristique d'un échange d'alter : même si je ne peux pas vraiment le maîtriser, je trouve ça plutôt impoli. La vieille femme en face de moi semble soucieuse de mon état : sans doute nous a-t-elle surprise en plein dissociation, croyant à tort que nous faisions un malaise. Je la rassure d'un sourire : je ne m'offusque pas de ce "Mademoiselle" - ce que Shane aurait été bien incapable de faire- et regarde un peu autour de moi pour mieux saisir l'endroit où je me trouve, et pourquoi nous nous y trouvons.
A en juger par toutes les toiles qui nous entourent et les gens qui défilent dans la galerie, je dirais que nous nous trouvons au Musée.

Je suis généralement omniscient, dans ce système, c'est-à-dire que je suis plus ou moins au courant et spectateur de tout. Mais quand je me retrouve propulsé dans le corps sans y avoir été préparé, il me faut toujours un petit temps d'adaptation, pour rassembler nos mémoires. Je ne sais pas encore pourquoi Charlie s'est effacée pour me laisser la place. Un sourire poli à la vieille dame, je me redresse sur mes jambes, quittant le banc et époussetant mes habits pour dissiper les plis des vêtements.

— Tout va bien, je vous remercie.

Finalement, la vieille dame finit par s'en aller, non sans quelques recommandations bienveillantes. Je balaye les environs du regard, passant le sac à dos de Charlie sur mon épaule et fais un tour d'horizon.
Finalement, c'est là que je la vois.
Elle retient mon attention, comme un écho familier, surgissant d'un rêve passé ou peut-être d'un souvenir oublié. Je m'approche de l'énorme toile rectangulaire pour mieux l'observer, la découvrir comme si c'était là la première fois, mais au moment où mes yeux sont tombés sur elle, j'ai compris la raison qui m'avait poussé à être là. Cette toile me touche, m'attire, m'émeut. Elle me fait ressentir une émotion si forte qui est probablement à l'origine de notre dissociation et à ce changement de personnalité impromptu. La contemplation de cette toile serait donc une puissante stimulation capable de me faire surgir à la plce de Charlie ?

Je relègue ces interrogations au second plan pour me perdre un peu plus dans la contemplation de cette toile. Ce ne sont que des formes géométriques combinées à une palette de couleurs limitée et pourtant... Pourtant, ce que moi j'y vois, c'est bien plus. J'y vois la dualité d'un soleil d'or et d'une lune noire. J'y vois l'inexorable course du temps, alternant jour et nuit dans une succession binaire et infinie. J'y vois les deux faces parfaites et complémentaires d'une même réalité.
J'y vois la source primaire de la vie, son essence, puisant sa force dans ses racines pour continuer sans cesse de naître même là où l'on ne l'attend plus. Comment dit-on déjà ? La fleur qui s'épanouit dans l'adversité est la plus belle de toute.
Captivé, curieux, j'écoute les émotions qui me traversent, immobile devant la toile.

Willow devait rendre dans les jours à venir un devoir sur l’artiste de son choix. La jeune femme avait pris du retard en raison de son voyage à Sacramento. Elle comptait commencer ses recherches là-bas, lors de son séjour. Mais une fois, en compagnie de son frère, les études étaient passées au second plan. Pourtant, la demoiselle Winsor est une jeune femme qui a toujours été très sérieuse dans sa scolarité. Elle était une bosseuse et n’avait jamais séché la moindre heure de cours. Si elle était absente, c'était vraiment et seulement en cas de force majeure. Par exemple lors de sa convalescence après l’explosion du centre commercial. La rousse mettait un point d’honneur être la meilleure dans son domaine. C’était important pour elle. Elle avait tout de même tout quitté pour ses études. Elle ne voulait pas avoir fait tous ces sacrifices en vain. Néanmoins, le manque de sa famille avait dominé ses ambitions d’excellence. Jamais auparavant, Willow se serait pris aussi tard pour commencer un devoir. Ce même pour passer du temps avec son frère dont elle était si proche. La raison était probablement simple. Autrefois, elle avait le luxe de passer du temps avec son frère quand bon lui semblait. Il était tout près d’elle, il vivait même sous le même toit qu’elle. Aujourd’hui, elle ignorait quand serait la prochaine fois qu’elle aurait la chance de le voir et qu’il aurait du temps à lui accorder. Willow détestait cet éloignement, mais elle n’avait pas d’autre choix que de l’accepter. C’était la vie, les frères et sœurs devaient bien se séparer un jour ou l’autre et mener leur propre vie.

N’ayant pas encore choisi l’artiste à étudier, Willow favorisait le musée plutôt que la bibliothèque. C’était toujours mieux de faire son choix en voyant réellement les œuvres plutôt avec une simple photo sur Internet ou dans un livre. C’était toujours un plaisir pour la demoiselle Winsor de se promener dans les allées du musée. Il y avait tant de choses à découvrir, tellement interprétation à avoir sur les différentes œuvres, découvrir à chaque fois de nouveaux détails. Willow n’avait pas de préférence spécifique pour un type d’art en particulier. Elle s’intéressait un peu à tout. Elle aimait autant la peinture que la sculpture ou même la photographie. D’ailleurs, à ses heures perdues, Willow pratiquait cette dernière. Mais elle n’avait jamais eu la prétention de se considérer comme une artiste. Elle ne montrait que très rarement ses photographies et les exposait encore moins. Son passe-temps et sa passion restaient de l’ordre du privé. Elle se voyait comme une analyste, une journaliste d’art et elle ne pensait jamais passer de l’autre côté. Elle pensait qu’elle n’avait aucun réel talent dans le domaine. Peut-être qu’au contraire, elle en avait, mais qu’elle manquait seulement cruellement de confiance en elle.

Willow passait devant une toile qui semblait avoir totalement hypnotisé une des visiteuses du musée. Elle avait l’air subjugué par cette œuvre. La rousse était presque curieuse de savoir ce que cette peinture évoquait chez cette jeune femme. Chacun avait son interprétation de ce qu’il voyait et chacun avait ses propres émotions. Willow se plaçait face à cette œuvre et l’observait.

@Charlie Fitzgerald

Je suis en pleine contemplation face à cette toile depuis un moment déjà, me laissant submerger et transporter par tout ce qu'elle suscite chez moi quand je perçois enfin, du coin de l'œil, une présence. Sans vraiment détourner mon regard de la toile, je peux dire, grâce à ma vision périphérique, qu'il s'agit d'une jeune femme. Nous restons-là, un moment, silencieux, l'un à côté de l'autre et je tiens à garder le silence pour ne pas interrompre ce moment qui me semble si capital. La première impression. Ce moment où l'on découvre la toile et ses détails qui me semble aussi plaisant et éphémère que celui de découvrir son roman préféré. On ressent quelque chose qu'on ne pourra plus jamais ressentir, cette première fois. C'est un peu la même chose avec les gens, j'imagine, les débuts d'une relation sont toujours plus ...exaltants.

Je laisse une bonne poignée de minutes à cette jeune personne avant de finalement m'adresser à elle sans pourtant ôter mes yeux de la toile, en face de moi.

— C'est puissant, n'est-ce pas ?

La question est plutôt une invitation rhétorique pour connaître les impressions de cette compagnie inattendue. Les bras croisés sur ma poitrine, j'incline légèrement la tête sur le côté, mon regard glissant une nouvelle fois sur les formes géométriques et s'abreuvant de la richesse des pigments.

— L'art contemporain est largement sous-estimé. dis-je d'un ton las comme si j'avais été le conservateur septuagénaire de cette galerie. C'est probablement un des aspect de ma personnalité qui exaspère tant Shane et son ami parasite qui squatte notre salon. Il est pourtant tellement plus subtile. Peut-être trop, pour certains. Il n'est pas ...prédigéré, il réclame un peu d'éducation artistique et une certaine sensibilité. La prouesse n'est pas dans le geste, mais dans la composition. Il doit réussir à faire naître des émotions, évoquer quelque chose même par son minimalisme apparent.

Je soupire légèrement, presque consterné qu'ils soient si nombreux à passer leur chemin alors qu'il y a tant à voir ici plutôt que sur certaines croûtes qu'on cherche à nous vendre comme de l'art. Je glisse enfin un regard à la jeune fille, à côté de moi, découvrant alors la rousseur de ses cheveux qui m'évoque les pigments chatoyants d'une feuille morte en automne.

— Dîtes-moi. Que vous évoque cette toile ?