Casque sur les oreilles, je ferme les yeux pour me laisser emporter par la musique : le beat grave qui semble trouver un écho quelque part dans ma cage thoracique est particulièrement satisfaisant. J’ai toujours été particulièrement sensible à la musique, c’est l’une de mes source d’inspiration principale, dans mon processus créatif. Quand je dessine, il y a forcément de la musique pour m’accompagner, je dirais même plus pour m’inspirer et me guider.
Installée en tailleur sur mon fauteuil, au comptoir, à l’entrée du salon de tatouage, mon carnet de croquis sur les genoux, je bats la mesure de la musique avec mon crayon en laissant mon esprit vagabonder sur la mélodie. J’ai un peu de temps devant moi, avant que mon prochain rendez-vous ne se pointe alors je mets ce temps à profit pour dessiner.

C’est l’avantage, j’imagine, de trouver un travail dans lequel on peut concilier argent et plaisir. Il faut dire qu’Erika, ma patronne et amie est largement compréhensive et permissive. Elle sait comment je fonctionne, et même plus largement, comment on fonctionne, Shane et moi. Je ne sais pas vraiment si elle a déjà rencontré les autres puisqu’ils interfèrent rarement avec ma vie professionnelle. Dans un sens, je suis contente que Shane s’entende bien avec Erika - même si je le soupçonne d’en pincer pour elle – car on a enfin trouvé un certain équilibre, chose relativement rare avec Shane. Je ne compte plus les hobbies, les études et les petits boulots que j’ai abandonné par sa faute…

La mine de mon crayon frotte le papier depuis un moment déjà laissant apparaître l’esquisse que je travaillerai probablement numériquement ce soir, à la tablette graphique, si une nouvelle insomnie vient me tenir éveillée. Un cyborg, quelle surprise, dirait probablement Erika pour me taquiner : elle a bien remarqué que j’ai un univers bien à moi qui me permet d’exprimer beaucoup de choses que je garde habituellement sous silence. Mais je crois que ça lui plaît. Elle a commencé à me former, quand elle a un peu de temps, au tatouage, mais je ne suis pas encore passé à l’acte sur un vrai client. Essentiellement sur des oranges et sur moi-même. Je crois que ça me plairait bien même si secrètement, je nourris l’espoir de simplement vivre de ce qui me fait vibrer : ouvrir ma propre galerie et y exposer. Mais dans un sens, c’est aussi exposer des blessures que je garde encore enfouies profondément.

Du coin de l’œil, je perçois du mouvement qui me sort immédiatement de mes pensées, m’arrachant un léger sursaut de surprise. Un coup d’œil à la pendule et je retire le casque de mes oreilles pour accueillir convenablement l’homme qui vient de passer la porte. Je me réinstalle convenablement dans mon fauteuil, plus professionnelle et l’accueille d’un fin sourire.

— Bonjour, j'avais rendez-vous pour 14h30 je suis un peu en avance. 

— Bonjour, pas de problème. Je peux avoir votre nom, s’il-vous-plaît ?

— Bien sûr. Au nom de Art Ambrose. me répond-il dans un sourire et je ne peux m’empêcher de me faire la réflexion que son prénom comme son nom sont originaux. Il y a quelque chose de très européen, dans la graphie, peut-être français, je ne sais pas, mais ça m’interpelle suffisamment pour qu’un nouveau sourire étire le coin de mes lèvres.

— Art Ambrose, dis-je, répétant ton prénom comme pour en vérifier la sonorité, tout en checkant l’agenda des réservations. Puis je me lève et l’invite à me suivre du côté piercing, dans la pièce d’à côté.

Alors que je me lave consciencieusement les mains pour ensuite enfiler une paire de gants en latex et préparer le matériel, je lui demande d’une voix posée et douce :

— Installez-vous. Deux piercings, donc ? J’avais noté la langue et le nombril. C’est toujours le cas ?

J’aime bien toujours laissé la possibilité de changer d’avis : après tout, ce n’est pas une décision qu’on prend à la légère, c’est un certain investissement, que ce soit en terme d’argent mais aussi en assiduité pour l’entretien le temps de la cicatrisation. Mais un piercing, c’est toujours moins définitif qu’un tatouage. Je m’installe sur mon tabouret à roulettes et glisse jusqu’au fauteuil de mon client et lui demande, un sourire doux aux lèvres :

— Dites-moi, par quoi on commence ? C’est votre premier piercing ?

J’observe un peu son visage, ses oreilles, à la recherche d’autres piercings : il y a quelque chose d’addictif, autant dans les piercings que dans les tatouages. Généralement, le premier en appelle d’autres. Ça a été mon cas : je crois que mon premier piercing était dans mon cartilage, d’abord discret, puis j’en suis venue au septum, beaucoup plus assumé...

— C'était ce qui était prévu de base, oui. me répond Art en prenant place sur le fauteuil en cuir que je lui ai indiqué et je relève un regard interrogatif vers lui. Ah : ce à la base laisse présager un changement de programme, j'ai probablement bien fait de lui poser la question, donc. Je me tourne complètement vers lui, toujours assise sur mon tabouret à roulettes, mes mains dorénavant gantées d'une seconde peau en latex noir. Je l'invite à poursuivre pour me dire quelles sont ses attentes, maintenant.
Comme je lui ai demandé par quel piercing on commençait et si c'était son premier, j'attends également qu'il m'éclaircisse sur ce sujet.

J'observe les traits de son visage, silencieusement, et me fait la remarque que ses probables origines asiatiques apportent une certaine douceur à la structure de son visage. Des traits fins et délicats qui contribuent à fausser l'âge qu'il pourrait bien avoir. Je remarque également la boucle à son oreille. Bien, à priori, il n'a pas peur des aiguilles, donc. C'est déjà une bonne chose.

— Par le nombril, de préférence, puis, je pense que l’on fera la langue plus tard, j’ai changé d’avis hier et je n’ai pas téléphoné, je suis désolé... poursuit-il, en s'excusant, visiblement gêné de me l'annoncer seulement maintenant. — J’espère que ce n’est pas dérangeant pour vous de changer de programme. ajoute-t-il poliment et je lui adresse un petit sourire qui se veut rassurant et amical.

— Pas de problème. Je demande toujours, au cas où : c'est toujours mieux de le savoir avant qu'après... Un léger sourire puis je retourne, en roulant sur mon tabouret, jusqu'à ma table de travail pour préparer le plateau avec tout le matériel nécessaire en ajoutant toutefois : Pour les piercings, on est plutôt flexible : ce n'est pas ce genre de prestation qui prend le plus de temps. Par contre, pour les tatouages, en cas d'annulation ou d'imprévu, vous perdez l'acompte qu'on vous a demandé à la réservation, parce que les plages horaires sont beaucoup plus importantes et que, notre temps, c'est de l'argent.

Je lui fais de nouveau face, me rapprochant avec le plateau que je pose sur la tablette juste à côté du fauteuil sur lequel il est installé. Je lui adresse un sourire encourageant :

— Donc en cas de tatouage, pensez-y ! ...Bien. Je vais vous demander de... remonter votre t-shirt, dis-je en me raclant légèrement la gorge. Le cadre professionnel fait que j'affronte beaucoup plus facilement ce genre de situation, maintenant, mais je suis quelqu'un de particulièrement pudique, sans doute à cause de mon passé et des choses que j'y garde enfouies. Ce n'est qu'un abdomen, sans genre. Ce n'est qu'un contact purement professionnel que tu vas contrôler, Charlie. Ce n'est qu'une portion d'épiderme que tu vas d'abord désinfecter puis venir agrémenter d'un bijou. ... Vous pouvez le garder... jusqu'à la base des côtes, ça suffira... dis-je, en détournant pudiquement mon regard vers le plateau où je prépare la pince que je désinfecte, préparant également l'aiguille neuve que je sors de son emballage.

Je me souviens que mon premier client, il y a deux ans, maintenant, avait fait front Shane et c'est à partir de là que j'ai tenu à parler de mon trouble à Erika, craignant qu'elle ne veuille plus de moi dans son salon. Au lieu de ça, elle s'est montrée plus que compréhensive, sans jugement, et a veillé à ce que je ne me trouve pas dans une situation susceptible de me faire trop dissocier. Et puis, finalement, elle et Shane sont devenus amis et je crois que je me sens aujourd'hui moins inquiète et stressée par ce genre de situations, en tout cas, dans ce cadre-là. Avoir le soutien d'Erika est important.

Quand Art me fait signe qu'il est prêt, je relève le nez vers le fauteuil, et observe son nombril avec une mine sérieuse et concentrée fronçant légèrement mes sourcils.

— On perce au-dessus ou en-dessous ? je demande, attendant sa réponse avant de venir délicatement désinfecter la zone avec une compresse imbibée d'antiseptique.

Ok, il a retiré complètement son t-shirt.
C'est ce que je remarque quand je lui fais de nouveau face mais je reste consciencieusement concentrée sur la zone à désinfecter, sur son abdomen sans jamais laisser mes yeux vagabonder. Peut-être que mon léger inconfort est remarquable, je sens toujours des petits picotements sur mes joues, dans ces moments-là. Ce n'est pourtant pas grand chose mais moi-même j'ai bien du mal à dévoiler une parcelle de peau autre que celle de mes bras et de mon visage. Je me racle la gorge pour garder de la contenance et applique la compresse imprégnée de désinfectant sur la zone à nettoyer. Je crois que ce doit être un peu froid, du moins, c'est l'impression que me donne les micromouvements de l'abdomen quand j'y fais glisser la compresse. Je souffle un petit :

— Désolée... sans trop savoir s'il a bien lieu d'être.

J'observe son nombril, et je note qu''il n'a pas une trace de graisse abdominale : j'espère ne pas trop galérer avec la pince, je ne voudrais pas risquer de lui faire mal.

— On perce au-dessus ou en-dessous ? je lui demande alors, en observant son nombril alors qu'il semble perplexe en se redressant légèrement.

— Il y a une différence à ce que ce soit au-dessus ou en-dessous ?

Mon regard croise le sien et je comprends à son air circonspect qu'il ne s'était pas vraiment posé la question, avant ça. Je me pince les lèvres pour retenir un sourire amusé et tâche d'éviter pudiquement de regarder ailleurs que son visage ou son abdomen. Je hausse un peu les épaules et répond doucement :

— Non, enfin... simplement... L'orientation du bijou... Habituellement, on perce plutôt au-dessus du nombril, ici... j'explique, en prenant la peau que je désigne entre mon index et mon pouce ganté, prenant soin d'éviter le regard de mon client au passage. C'est... le piercing standard... Mais parfois, on prend plutôt la zone du bas, là... Même manœuvre avec mon pouce et mon index mais cette fois-ci j'affiche une petite moue dubitative.

— Faites ce qui sera plus joli ! Je veux du beau travail, pas du bâclé. dit-il, me sortant de mes pensées. Il me sourit et je comprends qu'il me laisse choisir pour lui. Mince, lourde responsabilité. Je me concentre un peu mais finis par trancher :

— Ici, ce sera plus joli. dis-je en indiquant la zone supérieur. J'attends son accord, puis lui souris en prenant la pince et en lui expliquant comment je vais procéder. Je le rassure sur le fait que c'est probablement le piercing le moins douloureux et que ça va très vite.

Puis, je prends minutieusement la pince et viens attraper la peau au-dessus du nombril, en m'appliquant. Je me penche vers lui légèrement pour mieux me rendre compte, vérifier que mon aiguille aura bien la place pour traverser, quand une mèche de boucles émeraudes s'échappe de derrière mon oreille et vient effleurer son flanc. Quand je le réalise, j'ouvre des yeux ronds et me relève, un peu confuse et détourne le regard sur le plateau pour aller y chercher l'aiguille que j'ai préalablement désinfectée.
Et le grand moment approche.

— Bien... Prenez une profonde inspiration... je lui intime, d'une voix douce, préparant l'aiguille, très bien... et maintenant, vous expirez... et c'est fait. je conclus, en récupérant la prothèse en acier chirurgical pour l'enfiler à la suite de l'aiguille, la referme avec la petite boule en acier. Je prends un instant pour vérifier que le piercing est bien centré, bien fait et me débarrasse du cathéter et des compresses que j'ai utilisé et retire également mes gants que je jettes à la poubelle après avoir fait la désinfection du plateau.
Alors que je lui tourne le dos, je l'invite à regarder le résultat dans le miroir du fond...

— Si vous le souhaitez, il y a un miroir, au fond... Vous euh... N'oubliez pas votre t-sirt. dis-je en me raclant légèrement la gorge. Une fois la désinfection terminée, je sors une feuille avec un récapitulatif des produits qu'il faudra qu'il achète à la pharmacie pour nettoyer son piercing ainsi que les gestes à faire quotidiennement ou les choses à éviter. La cicatrisation est un peu longue sur ce type de piercing, il est très important de bien vous lavez les mains avant de le manipuler, d'éviter le port de vêtements trop serrés. Vous avez ici une liste des produits nécessaires. Répétez les soins deux fois par jour, pendant deux ou trois semaines. Au moindre soucis, revenez nous voir, nous vous conseillerons.

Je relève le menton pour rencontrer ses yeux en amande et je lui tends le petit papier avec soudain beaucoup moins d'assurance. Je me pince légèrement les lèvres en haussant les épaules :

— Vous... Vous avez des questions ? je demande, avec hésitation en détournant légèrement le regard.

— Oui j’ai une question, dit-il et je lève les yeux vers lui, j’aimerais me faire tatouer plus tard, je ne sais pas quand, pouvez-vous m’en dire plus sur vos méthodes de tatouages, comment vous procédez, la durée du tatouage…

Oh. L'addiction de l'aiguille. Ce n'est pas si étonnant. J'ai lu qu'en réponse à la douleur ressentie lors d'un tatouage ou d'un piercing, le corps libère tout un tas d'hormones dont l'adrénaline et l'endorphine -qui agit finalement comme de la morphine. Au bout d'un moment, ce n'est même plus vraiment le motif ou le bijou qui nous intéresse : ça, c'est juste un prétexte pour repasser dans le fauteuil et ressentir de nouveau ce surprenant tango entre douleur et plaisir.
Je ne sais pas si c'est déjà le cas pour M. Ambrose ici présent, mais il est clair qu'il prend un chemin que je connais trop bien. C'est rare qu'une personne ne s'en tienne qu'à un seul et unique tatouage ou piercing. Il y a des visages maintenant qu'on connait bien, des gens qui reviennent pour leur petite dose d'endorphine, sans forcément de projets en tête. Alors ils s'en remettent à Erika ou à moi pour leur proposer quelque chose susceptible de leur plaire pour répondre à ce besoin.

— J’aimerais faire celui-ci ! dit-il, en sortant son téléphone pour me montrer le motif qu'il aimerait se faire tatouer. Alors que j'évalue un peu le temps et le prix qu'Erika en demanderait compte-tenu de la taille; le client ajoute : Si vous êtes aussi douce en tatouage qu’à percer alors je veux bien revenir vous voir. Je papillonne des paupières un peu malgré moi, un peu prise au dépourvue par le compliment. Ce n'est pas la première fois que j'en reçois, j'ai même déjà reçu des avances qui ne prenaient pas la peine d'être déguisées. Il souhaite simplement se montrer poli et sympathique...

Je pince les lèvres dans un sourire un peu gêné et hausse les épaules :

— Oh... Merci... Je... Concernant les tatouages, je suis encore en apprentissage alors... je me mords la lèvre inférieure dans un sourire encourageant, il faudra passer entre les mains de ma collègue Erika... Ne vous en faites pas, elle est douce également. Enfin... A part si vous... Je souris, amusée, tâchant d'être plus détendue et hausse les épaules en ajoutant : Si vous êtes sage et poli, ça devrait bien se passer. Par contre, la zone que vous souhaitez tatouer est particulièrement sensible, sur les côtes, c'est l'une des plus douloureuse. Compte-tenu du motif et de l'emplacement, je dirais que ça prendrait 2 ou 3h, avec quelques pauses. Erika peut répondre à toutes vos interrogations, si vous le souhaitez.

— Combien je vous dois pour le piercing ? demande-t-il, sans se départir de son sourire avenant et je l'invite à me suivre au comptoir.

— Alors... ça fera 50$, s'il-vous-plaît. je lui annonce, en préparant la petite fiche ainsi qu'une carte du salon avec toutes les informations nous concernant.

Du coin de l'œil, je vois qu'Erika est occupée avec un client et une manche, c'est assez prenant à tatouer... Elle ne va probablement pas vouloir ni pouvoir interrompre son travail maintenant.

— Je peux vous demander votre numéro de téléphone ? Il y a un moment de silence durant lequel je réalise que la raison pour laquelle je lui demande doit être un peu confuse puisqu'il n'avait pas accès à mes pensées. Les yeux ronds, je bredouille en montrant l'ordinateur : Ce... c'est pas pour moi, c'est... pour le fichier client ! Erika semble occupée alors je peux lui dire de vous rappeler quand elle a un moment....

— Haha oui pas de soucis prenez le même pour vous si vous voulez ! répond-il avec légèreté, me gratifiant d'un sourire un brin charmeur et j'ai soudain envie de disparaître, de devenir invisible et d'échapper à cette sensation dérangeante de gêne et de honte qui me colle à l'épiderme...

Je fuis son regard, comme si rompre le contact visuel pouvait également me faire disparaître de sa vue... et faire passer inaperçue la rougeur de mes pommettes. Je me concentre sur le clavier de l'ordinateur pour ajouter le numéro de téléphone à son fichier, gardant mes yeux rivés sur les touches numériques. Je l'écoute me dicter son numéro en tâchant de ne pas trop me laisser submerger par mon malaise : je n'ai aucune envie que Shane s'en mêle... Et je le sens, tapi quelque part dans ma conscience, pas très loin, toujours prêt à surgir dans un mécanisme de défense. C'est déjà arrivé que je me fasse agressée, au salon ou ailleurs, et c'est dans ces moments-là qu'il surgit. Je ne garde pas toujours des souvenirs de ce qu'il se passe, parce qu'on ne partage pas toujours nos consciences, mais j'ai déjà repris le contrôle et constaté que j'avais les phalanges salement éraflées et les doigts endoloris. Shane est beaucoup plus impulsif et belliqueux que je ne le suis. Il en est même con tant rien ne semble vraiment lui faire peur : je crois qu'un jour, on va crever avec ses conneries.

Enfin bref, toujours est-il que ce changement drastique de personnalité suffit généralement
à déstabiliser mes tourmenteurs.

— Plus sérieusement, je bosse en tant que musicien au Café délice à Washington Boulevard et on prévoit une soirée karaoké prochainement, je vous invite ? Pardon ? Je relève des yeux ronds : qui ça ? Moi ? Chanter ? Chanter en public, devant des gens ? Impossible. Je chante éventuellement sous ma douche ou alors sans m'en rendre compte quand je dessine, avec mon casque sur les oreilles, mais la simple idée de me retrouver devant un groupe de gens, j'ai presque des palpitations. Mon client doit capter mon malaise puisqu'il s'empresse de préciser : Amicalement parlant bien sûr, et votre collègue peut se joindre à vous, ce sera peut-être l’occasion de vous voir en dehors de votre travail et puis on pourra parler du tatouage plus librement, qu'en pensez-vous ?

Je l'observe, en me pinçant les lèvres, visiblement en train de lire ce que son langage non-verbal ne dit pas tout haut. On me trouve parfois trop méfiante, mais si je suis comme ça aujourd'hui, c'est que je traîne un passé que j'ai préféré scellé et en partie oublier. Ce traumatisme, j'en ai des séquelles, et parfois, ces souvenirs ne ressurgissent que lors de séances avec le Dr Keller...

— Oh, c'est-à-dire que...

Mon silence et mon hésitation semble être suffisamment éloquents puisque Art tente de me rassurer en ajoutant :

— Prenez votre temps pour me donner une réponse, ce n’est que le week-end prochain, vous pourrez m’envoyer un message pour me dire.  Et dans un clin d'œil, après avoir payé, il me tourne le pour s'en aller. Merci en tout cas pour tout et une excellente journée à vous.

— Merci, à vous aussi. dis-je alors que la porte se ferme déjà sur lui. Je reste un moment-là, à observer la porte, me repassant la scène, toujours un peu circonspecte : est-ce qu'on vient réellement de m'inviter à un Karaoké ?
Je n'irai pas. Pourquoi y aller ? Je n'y serai pas à l'aise.
Et chanter en public ça me semble... impossible.
Pour quelle autre raison ?
Il ne m'a pas invitée pour un autre motif que par politesse. Et puis, il n'est pas censé savoir que ce genre de choses m'angoisse.

Alors que je sors enfin de mes pensées, mon regard est attiré sur le comptoir par quelque chose qui ne devrait pas y être. Je fronce les sourcils et récupère le portefeuille qui y trône. Il suffit de l'ouvrir pour voir qu'il s'agit bien de celui de...

— Art-Ji ? je prononce à voix haute, surprise. Un instant je crois pouvoir le rattraper, en ouvrant la porte du salon mais il a déjà disparu...

Je retourne derrière mon comptoir, le portefeuille entre les mains, me mordillant les lèvres. Bon, eh bien, j'imagine que finalement, je vais en avoir besoin, de son numéro de téléphone... L'appeler ? Je suis assez inconfortable avec cette idée.
Je prends mon portable pour lui écrire un message et le prévenir que j'ai son portefeuille. J'esquisse un sourire amusé face à l'ironie de cette situation. Nous allons finalement nous revoir plus vite que je ne pouvais l'imaginer...