Il y a des jours « sans ». Je me mets un coup de pied au cul pour quitter l'Atelier parce que je ne veux rester là pendant que Riley travaille, parce que je ne veux pas me voir dans son regard. Les journées ont longuement défilé jusqu'à l'explosion du Centre Commercial. J'ai réalisé que les autres me voyaient mortel, me voyaient fragile et vulnérable. Ce n'est pas le cas, ce n'est pas comme ça que je suis.

Il y a des jours « sans ». Je suis arrivé à un stade où, malheureusement, mes sorties d'argent deviennent plus importantes que les rentrées. Les rentrées se sont amenuies... et se limitent actuellement aux sommes que j'arrive à soutirer à mes parents sous couvert de « c'est pas facile » … « depuis mon retour du Mexique » … mais je me doute que ça ne durera pas. Dernièrement, mon père m'a demandé pourquoi je ne demandais pas à Devon pour vivre chez lui le temps de me retourner. Punaise, j'ai senti comme un coup de pression quand il a terminé de poser sa question mais j'ai dit que je ne voulais pas le déranger : autonomie, fierté, pas déranger... Je crois que c'est passé.

Il y a des jours « sans ». Je me grille une cigarette, ça fait trois fois que je passe devant le garage sans parvenir à m'y arrêter. C'est bientôt l'heure de la fermeture, la demie-heure où les clients sont moins nombreux, voir carrément absents et où les chefs doivent rester sur place. Je passe la main dans ma nuque, je suis tendu et je me raccroche à la nicotine encore quelques secondes de plus, pour essayer quelle histoire inventée. Ou je peux choisir de ne rien dire après tout, qui seraient-ils pour avoir les détails de ma vie ? Je pince les lèvres puis jette ma clope que j'écrase trop longtemps. C'est parti.

Il y a des jours « sans ». J'entre dans le garage, les mains enfoncées dans les poches, les poches sous les yeux défoncés, un tambour dans le crâne, une symphonie dans la cage thoracique. Je passe la main contre mon visage, voulant chasser l'anxiété, l'urgence, mon urgence. C'est Matthew que j'aperçois en premier. Je lui fais un simple signe de la main avant de m'approcher :
▬ Euhm.... salut, on peut parler dix minutes ?

▬ Tiens, un revenant.
▬ Ça, c'est mérité, dis-je sans ajouter plus d'explications sur le coup. Je balade mon regard autour de nous, comme si ça faisait une éternité que je suis parti, des bricoles ont été changées mais le lieu est toujours le même. Je hausse des épaules, acceptant la remarque de Matthew, principalement parce que j'ai quelque chose à lui demander. Sinon, pour sûr qu'il aurait pris une remarque du type « finement observé » ou une médaille pour le capitaine Obvious de l'année... Je passe la main contre ma nuque, je ne suis pas rentré depuis super longtemps mais ma situation est précaire. En fait, je n'arrive pas à déterminer ce que je me suis dit quand je suis parti, je crois que je n'ai ni imaginé rester là-bas toute ma vie, ni imaginé comment se passerait mon retour. Les moments flous, les moments d'envolée ont cette particularité magique et maléfique de s'incruster hors du temps et hors du réel. La logique n'y pénètre pas, et c'est la douche froide quand soudain, on passe un peu la tête en dehors de la spirale... avant d'y retourner, manque de force de lutter contre le courant.

▬ Tu cherches du boulot au moins ?

Touché. Matt n'y va pas par le dos de la cuillère et franchement, si je n'avais pas eu besoin de travailler, je ne serais certainement jamais revenu... Je hausse à nouveau des épaules, essaie de deviner s'il vaut mieux répondre à la question ou passer directement à l'explication.

▬ Je suis désolé d'être parti... comme ça. Je passe les mains dans mes cheveux, cherche la sortie. J'avais pas la forme, j'ai eu besoin de m'éloigner de cette ville... Mais ouais, j'aimerais reprendre mon boulot. C'est le moment des promesses, des excuses, des détails ? J'en sais trop rien, j'évite de croiser son regard pour le moment, m'attardant sur un moteur à moitié mort suspendu au-dessus de la fosse, sans la voiture qui l'abritait jadis. Je ferai plus le con, dis-je finalement, en guise de bonne foi, comme pris en faute la main dans le pot à bonbons...

▬ Matthew... je me laisse un peu de temps pour préparer ce que je vais lui dire. Qu'est-ce qui prouve que je ne vais pas recommencer, outre toutes les emmerdes qui ont suivi mon retour ? En fait rien... Je laisse échapper une légère grimace, réalisant que je dois lui dire que je ne suis pas fiable, ou lui mentir les yeux dans les yeux en prétendant que ça n'arrivera plus jamais. Je pourrai reprendre un vol. Peut-être que je pourrai, le premier qui vient, celui qui ne va nulle part, celui qui n'attérit jamais, celui qui s'enterre une bonne fois pour toutes. Je pourrai peut-être le prendre, qui sait ? Je relève les yeux vers lui : Écoute je... j'allais pas bien, j'avais des problèmes et j'ai choisi de les fuir. C'était un choix de merde, j'en suis conscient mais maintenant, tout est résolu. Rien du tout. Je suis là. Une catastrophe.

Je jette une œillade vers les voitures qui attendent leur tour pour passer entre les mains des mécaniciens. J'aimerais lui dire un truc fou qui l'impressionnerait, mais il n'y a rien qui puisse vraiment faire oublier le gros coup de fils de pute que je leur ai fait. Alors je me retourne vers le patron et lui dis franchement que j'ai besoin de ce boulot. Je prends une longue inspiration, qu'est-ce que je dois faire, pour qu'il dise oui ? Je suis bon, j'adore la mécanique. J'aimerais lui dire que je vais plus jamais arriver en retard mais on saurait tous les deux que ça n'arrivera pas. J'ai besoin d'argent, cruellement et simplement. Sinon je vais finir à la rue, sans de quoi me... maintenir dans le flux des événements.
▬ S'il te plaît, je ferai des heures supp, toutes les vidanges de merde, je serai poli avec tous les casse-couilles de service, je ferai le ménage dans l'atelier... mais j'ai besoin de travailler, vraiment.

▬ On a tous des problèmes Raven , si on se barre à la première difficulté on arrive a rien.

Une seconde, je lève les yeux au ciel. Je déteste ceux qui font ça, et mon père s'énervait toujours quand j'avais pris l'habitude de le faire au moment de l'âge bête. Mais justement, Matthew n'est pas mon père, pas mon grand frère, pas un Cricket coincé dans ma poche et j'ai pas besoin d'une leçon sur comment il faut gérer ses problèmes. J'ai merdé, j'ai reconnu avoir merdé et je me suis excusé pour avoir merdé, est-ce qu'on ne peut pas prendre les choses où on les a arrêtées ?

Un instant, une sorte d'orgueil, de boule logée dans mon estomac, me donne envie de lui demander sèchement de ne pas me juger. La première difficulté ? Qu'est-ce qu'il en sait, des difficultés que j'ai su affronter ou pas ? Je croise les bras contre mon torse et pince néanmoins les lèvres, n'ayant pas envie de me prendre la tête avec lui. Surtout si je veux qu'il me reprenne. Je vais fermer ma gueule dix minutes, le temps qu'il se dise que sa leçon de vie est bien dispensée.

▬ Écoute je ne suis pas seul à devoir prendre la décision , je vais en parler à Jeffrey ou mieux tu vas aller le voir , tu lui dira s’il donne son accord . Je suis pour aussi, mais ça sera ta dernière chance pour ma part.

Je soupire un bon coup. Ça veut dire que j'ai fait la moitié du boulot pour essayer de revenir au garage. Mais Jeffrey va avoir les nerfs, je pense pas qu'il me dise « si on se barre bla bla on n'arrive à rien » et go. Je décroise les bras, lance un coup d'oeil au garage. Ça va semblé complètement abusé si je refuse de passer par le second boss, juste parce que le premier m'a donné un accord de principe, et sous conditions. Bon, quand faut y aller... Je décroise les bras.

▬ Ouais bien sûr... j'ai pas prévu de prendre de vacances tout de suite... dis-je comme sur le ton de la légèreté pour essayer de dédramatiser cette affaire. Après tout, pour eux c'était des emmerdes et des vacances subites. J'ai pas spécialement besoin de raconter les détails de mon absence, ils s'en foutent, c'est des patrons. Je recroise les bras et hoche de la tête : Merci Matt, je ferai pas le con... Est-ce que Jeffrey est dans les parages aujourd'hui ou il faut que je l'appelle ?