La musique. C'était la passion de Théodore. C'en était même son métier. Depuis qu'il avait pu tenir quelque chose dans les mains, ses parents l'avaient forcé à apprendre à jouer du violon, entre toutes les autres activités qu'il avait aussi été poussé à faire. Même si le brun n'avait pas forcément apprécié que ses parents fassent des choix à sa place, il devait bien admettre qu'ils avaient vu juste par rapport à cela. Très vite, Théodore s'était imposé comme l'un des meilleurs musiciens de son pays. Il s'était fait repéré par une maison de disque, puis s'était fait une place au concert national de Corée du Sud. Et maintenant, il était même devenu de renommée mondiale, quand trois ans auparavant, il s'était fait engager par l'orchestre national symphonique de Los Angeles, où il était soliste. Introverti et plutôt timide, il ne se ventait jamais de son oreille musicale, trouvant toujours que les éloges qu'on lui faisait étaient exaggérée. Et aujourd'hui était un de ces jours, où il se sentait réellement surestimé.
    On lui avait donné une nouvelle partition, faite de trois mouvements, changée au dernier moment. Il n'avait que quelques jours pour la maîtriser, et il n'y arrivait pas. C'était comme si le plus il s'entraînait, le moins il y parvenait. Peut être qu'il avait trop de choses en tête, peut être qu'il était malade, ou alors peut être que c'était simplement la pression. En tous cas, il fallait qu'il trouve une solution. Sa meilleure amie n'était pas en ville actuellement, et puis il n'avait pas réellement envie de la voir. Les sentiments conflictuels qu'il ressentait pour elle ne feraient qu'empirer les choses. Il avait besoin de ne penser à rien, de se vider l'esprit, et essayer de retrouver la passion qu'il aimait tant.
    Une idée farfelue lui traversa l'esprit et il la mit tout de suite à exécution. Tant pis pour les répétitions, il avait besoin de prendre une pause. Il se rendit donc sur le boardwalk de Venice et s'installa au milieu des autres magiciens et peintres de rue. Il posa son étui de violon au sol et en attrapa l'instrument. Timidement, il regarda autour de lui. Beaucoup de gens passaient là, et il pouvait sentir les regards sur lui. Pourquoi était-il venu ici? Il était bien trop timide et reservé, et se sentait déjà mal à l'aise. Mais il fallait qu'il se retrouve dans sa musique, et ça ne serait qu'une épreuve supplémentaire pour essayer de s'ouvrir un peu plus aux autres. Il n'y avait rien de tel que de se mettre figurativement à nu devant des personnes étrangères et objectives. Fermant les yeux pour essayer de bloquer la pression des inconnus, il installa son violon sur son épaule. "Merci." Il dit timidement en hochant la tête. Il avait entendu quelques encouragements. Et prenant un peu de courage, il commença à improviser des notes, les yeux toujours fermés. Tout ce qu'il entendait, c'était les bruits autour de lui, les gens qui discutaient, le bruit des vagues au loin, et surtout, la musique de son instrument, qui était bien loin d'être celle des amateurs que l'on entendait souvent sur cette ruelle.

   Ses doigts gauches glissaient le long des cordes, changeant de notes sans qu'il n'ait besoin de réfléchir. Sa main droite faisait aller et venir son archer, sans avoir à en commander la vitesse. Teddy avait les yeux fermés, non pas par timidité, mais parce qu'il essayait de se vider l'esprit. Il n'était jamais timide quand il jouait de sa musique. Il fallait qu'il se débarrasse de tout ce stress. Il n'avait jamais appris à méditer, mais c'était comme ça qu'il y arrivait: en se connectant à sa musique. Et au bout d'un moment, après peut être plus ou moins cinq minutes de jeu improvisé, il y parvint enfin. Plus rien n'existait pour lui à part son violon. Ses notes étaient plus détendues, le rythme beaucoup plus relaxant, même si toujours aussi complexe. Le brun n'entendait plus rien autour de lui. Il n'y avait plus de gens qui marchaient, plus de pièces qui semblaient tomber en face de lui, plus de vagues derrière, plus de vent à travers les palmiers. Il se fichait d'arriver en retard à ses répétitions, ou de ne pas y aller du tout. Il se sentait détendu, et savait qu'il finirait par maîtriser ce qu'on lui avait donné, s'il restait dans cet état. Peut être qu'il avait simplement besoin d'un jour de pause. Il s'arrêta avec douceur, gardant son archer dans la main droite, et faisant glisser son violon de son épaule gauche. L'absence de timidité qu'il avait eu en jouant s'était évaporée sous la surprise de tous les applaudissements. Théodore en fut surtout gêné. Il se contenta de hocher timidement la tête en guise de merci, et tenta d'éloigner les gens qui voulaient lui déposer des pièces. Il n'en avait pas besoin, et puis c'était beaucoup trop d'honneur pour pas grand chose.
    Le grand brun, intimidant par son regard froid et vide d'émotions, avait les joues qui rougissaient et il se déboussolait au milieu de ce monde. Fort heureusement, les gens se laissaient vite sur cette partie de la ville, et il se retrouva vite seul. Ou du moins il l'aurait cru. Il se pencha vers son étui pour y ranger son violon mais il était plein de pièces. Avant qu'il ne puisse les enlever, l'asiatique entendit une voix. "Pardon?" Il demanda, avec une voix beaucoup plus discrète que celle de la femme qui venait de parler. Une voix bien trop douce pour l'apparence froide qu'il reflétait. "Vous-euh... Vous voulez ces pièces?" Il demanda, par pure timidité. Il n'avait pas entendu ce qu'elle avait dit, et il voulait se débarrasser de toute cette monnaie. La question avait alors fusée sans qu'il n'y réfléchisse, et elle paraissait bien trop absurde en cette situation.

    La musique, c’était quelque chose de très paramétré. Il y avait des règles, des notions de bases, universelles, qui sortaient du lot ce qui les détenaient. Mais en même temps, cela restait un art très subjectif. Les plus grands maestros avaient été ceux qui avaient su déjouer ces mêmes règles pour en former d’autres et apporter du contemporain à cette pratique classique. C’était la personnalité musicale qui aidait à séparer les meilleurs. Il fallait pouvoir se démarquer, car à un certain niveau, le solfège ne suffisait plus. Où se situait Teddy ? Il avait une personnalité, un style de jeu bien particulier. Quelque chose enfoui au fond de lui. Il n’aurait pas pu avoir la carrière qu’il avait sans cela. Mais le problème, c’était qu’il ne s’en rendait pas compte. Il se trouvait toujours dans la moyenne. C’était en même temps une bonne chose, que de vouloir constamment s’améliorer, mais ignorer l’étendue de ses capacités ne lui rendait pas forcément service. Il n’avait pas fait ce concert de rue pour qu’on lui dise qu’il était bon, il l’avait fait pour se mettre à nu, et pour se retrouver avec sa propre passion et sa propre volonté musicale. Et maintenant il était là, rougissant, face à une femme qui le complimentait; et il en était tout gêné.
    "Oh. Je... D'accord... Merci." Il bafouilla. Il n'avait pas entendu ce que la blonde lui avait dit la première fois, parce qu'il était dans son monde et ne s'attendait pas à ce qu'on le complimente directement comme cela. Et par conséquent, Teddy regrettait la question qu'il venait de poser. "C'est bien trop gentil de dire ça." Il ajouta, ne sachant pas quoi dire. Il allait se dévaloriser mais sa meilleure amie lui avait dit des dizaines de fois que c'était désagréable. Il détourna les yeux de la demoiselle, cherchant quoi faire dans cette situation. Il était bien trop introverti pour sympathiser facilement avec des inconnus. Son regard se déposa sur son étui, et sa bouche parla toute seule. "Il doit y avoir plus de vingt dollars là dedans... Je n'en ai pas besoin. Vous n'en voulez vraiment pas?" Décidément, il ne faisait que s'enfoncer.

    Ce n'était pas possible d'être timide à ce point. Cela pouvait être mignon des fois, mais concernant Théodore, cela devenait vraiment un défaut. Il avait vingt-sept ans, il travaillait dur, et il n'avait pas honte de sa vie. Mais malgré ça, il était toujours incapable d'aligner plus de trois phrases devant quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Ajoutant cela à son visage toujours fermé et vide d'expression, ce n'était pas étonnant qu'il fasse peur ou qu'il donne l'impression de rejeter toutes les personnes qu'il croisait. Du haut de son mètre quatre-vingt trois, il continuait d'observer la blonde qui se tenait devant lui, cherchant quoi lui dire. Parce qu'après tout, il n'avait pas envie de la chasser. Et puis, il se sentait détendu, alors autant profiter de ce sentiment et essayer de faire des efforts?
    Mais la jeune femme avait pris une initiative avant que Teddy ne puisse parler. Et sans objecter, il la regarda donner l'argent qu'il avait reçu à un gamin qui traînait là. ”Une personne de plus?" Il murmura, répétant les paroles de l'inconnue. Quelle était la première personne qu'il avait rendu heureuse? Lui? Elle? Même s'il était curieux, Teddy s'avisa de ne pas demander, si ça pouvait lui éviter de recevoir des compliments. Une fois que la silhouette du gamin s'était éloignée, Teddy rangea son violon et ferma son étui. Puis, dans la hâte, comme pour éviter que la demoiselle s'en aille, il fit un pas vers elle. "J'allais utiliser ces pièces pour vous proposer un café, ou une glace ou... peu importe quoi." Il hésita. ”Mais... euhm... je peux toujours le faire." beaucoup plus de mots qu'il n'avait habitué son interlocutrice à entendre, et cela faisait donc sortir son léger accent qu'il détestait. "Enfin, si vous voulez bien." Il termina, absolument pas certain des conséquences de la proposition qu'il venait de faire.

    Décidément, ce n'était pas un jour pour Teddy. Lui qui s'était détendu en retrouvant la couleur de sa musique personnelle, il était en train de se stresser à nouveau, juste parce qu'il était frustré d'être aussi timide. Il n'arrivait pas à retranscrire ce qu'il voulait, il était incapable de briser le masque neutre de son visage. Et puis, même après les efforts qu'il avait fait pour inviter la jeune femme, lui aligner plus de deux mots, cela ne semblait pas être assez. Elle l'avait ignoré, voire pire, elle était vexée de ses actions. Un soupir de lassitude lui échappa. Et puis il remarqua que la jeune femme était en train de chercher son porte-monnaie. "Non!" Il s'exclama.
    "Je n'en veux pas." Il ajouta, essayant de clarifier ses intentions. "Je vous les ai proposés au cas où vous en auriez besoin. Mais sinon... Sinon je vous aurais invitée, comme je vous l'ai dit." Teddy ferma les yeux à la moitié de son discours. C'était plus facile pour qu'il se concentre, et cela lui éviterait de se laisser vaincre par sa timidité. "Mais vous n'avez pas besoin de me les rendre. Vraiment. Cet enfant en est surement ravi, et je tiens toujours à vous offrir quelque chose." Il hocha la tête et rouvrit les yeux. Voyant l'air toujours confus de la blonde, il se rappela qu'il lui avait déjà dit, et qu'elle l'avait ignoré. "Enfin, non, je ne vais pas vous forcer. Ce n'est pas grave." Et avec cela, Teddy détourna le regard. Il avait assez parlé, et il ne voulait pas que la blonde le prenne en pitié.