07 mars 1995.
16h51.
51cm, 3kg100.

Je voyais le jour. Je quittais enfin, malgré moi, ce nid chaud et sécuritaire dans lequel je me sentais si à l'étroit. Et à juste titre. D'ailleurs, il me manquait quelque chose à cet instant même. Je ne sentais plus cette étreinte unique de nos deux âmes, nos corps collés l'un à l'autre il y a encore peu de temps, pourtant. Il y avait cette autre étreinte, que je découvrais pour la première fois et qui me semblait pourtant si familière. Ma mère. Notre mère.
Et enfin, on me déposait avec douceur et bienveillance aux côtés de ma moitié, mon frère.

27 juin 2004.
10h04.
Fin d'année scolaire en vue.

J'ai 9 ans, et mon année scolaire s'est écoulée sans grand événement notable. Ou plutôt, rien que mes parents ne savaient.
Toute l'année, j'avais subi du harcèlement scolaire par un petit garçon du même âge, Alvin. Les récréations étaient devenu un moment de supplice pour moi, rien qu'à l'idée de le croiser. J'étais longtemps restée sans rien dire à personne, pas même à Raphaël. Après tout, même si nous n'étions jamais bien loin l'un de l'autre, nous avions nos différents cercles d'amis et nous découvrions l'autonomie que des jumeaux se doivent de s'imposer pour maintenir une relation saine. Et puis, j'étais incapable d'en parler, de mettre des mots sur cette situation. Mes parents avaient bien remarqué un changement de comportement au fil des mois : j'étais devenue plus discrète, plus effacée. Le zénith de ma joie de vivre revenait à chaque début de vacances scolaires. Tandis que lorsque revenait la reprise de l'école, je faisais régulièrement des crises de larmes et de panique. Mes parents n'avaient pas cherché plus loin : j'étais une jeune enfant qui se cherchait, de toute évidence, et ça n'était qu'une passade.

S'ils avaient su.

Et puis il y a eu ce jour, où la fin de l'année scolaire approchait, et où tout à basculé. Alvin m'avait coincée dans un coin de la cours de récréation, me tirant à deux reprises une mèche de cheveux. Il avait également réussi à trouer mon collant avec un bâton qu'il tenait dans sa main, tandis que de l'autre il me pinçait.
Et puis mon frère, qui initialement me cherchait, a assisté à la scène. Son sang n'a fait qu'un tour, et Raphaël se jeta sur mon harceleur, le cognant contre le mur. On avait osé toucher à sa petite sœur, sa complice de tous les jours, la seule personne avec qui, d'un regard, ils étaient capables de se comprendre.
Le soir-même, Raphaël fut puni par nos parents. Et moi, je me sentais désormais plus forte avec l'appui et la protection de mon frère. Nous en avions fait notre secret, car il avait compris que je ne voulais pas parler de ce sujet à qui que ce soit, pas même à nos parents. Alors cet épisode était passé pour une simple bagarre entre deux garçons.

15 février 2011.
18h35.
Cœur brisé et premier amour perdu.

Ça n'était pas une amourette, c'était mon premier amour. J'avais 16 ans, et Oliver c'était installé avec sa famille il y a 10 mois à Los Angeles. Nous étions dans le même établissement, et très vite les sentiments naissants nous ont rapprochés. Notre relation a été courte (7 mois tout au plus) mais très intense. Pourtant, il m'annonça du jour au lendemain vouloir tout arrêter, sous le prétexte que son père était à nouveau muté à l'autre bout du pays et que nous ne pourrions plus nous voir.
En effet, la semaine d'après il disparaissait des radars : il avait quitté notre établissement scolaire, et ne répondait même plus à mes messages. Le soutien de Raphaël et Juliet, ma meilleure amie, avait d'ailleurs été crucial pour moi, dans cette période.
Mais je découvrais avec horreur deux mois plus tard qu'en réalité, Oliver avait été changé d'établissement par ses parents, et vivait toujours dans le coin. Il fréquentait même cette fille, Monica, et je les avais aperçu ensemble à Griffith Park s'adonnant à du papillonnage, battements de cils et voix mielleuses à vomir.

Mon cœur avait fini de se briser. Très vite, je tâchais de reprendre mes esprits. Au moins en apparence. J'étais une fille populaire au lycée, après tout. Ne dit-on pas 1 de perdu et 10 de retrouvés ?

30 mai 2012.
11h56.
Fin des années lycée, âme-sœur envolée.

J'apprenais à l'instant que mon frère jumeau décidais de quitter le pays pour faire ses études supérieures à l'étranger. La nouvelle était tombée comme un couperet, et avait fait l'effet d'une bombe en moi. J'étais passée par tous les stades : je grelottais, j'avais des bouffées de chaleurs, des maux de ventre indéfinissables. La nouvelle raisonnait encore en moi.
Pourquoi ?
Que se passait-il pour qu'il décide du jour au lendemain de tout plaquer, sans même donner une explication valable à sa propre famille ? Et Juliet ? Ne filaient-ils pas tous deux le parfait amour, après tout ? Avait-il si bien caché son jeu pendant toutes ces années ? Avait-il si peu d'estime pour sa relation ?

Tant de questions, et aucune réponse, pour l'heure. Et sa décision était irrévocable.

Je voyais alors mon frère quitter le nid familial, et s'éloigner par la même occasion émotionnellement de tout ce que nous avions construit tous les deux.

06 janvier 2023.
04h27.
La rancune te ronges, et un pilier disparait.

Ça faisait précisément 11 ans que je n'avais pas revu physiquement mon frère. 11 ans que nous avions très peu de nouvelles, mes parents et moi. Les premiers temps, cela avait été très dur. Puis nous avions fini par nous habituer, et faire avec. Ou faire sans plutôt, ça serait plus exact. Après tout, l'être humain a une faculté d'adaptation assez impressionnante.

J'en voulais beaucoup à Raph. Egoïstement peut-être, parce que j'avais perdu un repère et j'avais du continuer à me construire sans lui. Mais aussi et surtout parce que les raisons de son départ étaient restées sans explication.

Quoiqu'il en soit, papa était gravement malade depuis plusieurs mois maintenant. Un cancer des poumons qui durait depuis presque 11 mois. Il n'avait que 56 ans. Les médecins se montraient cependant plutôt optimistes, les réponses de son corps aux soins étaient encourageantes. Mais voilà, en l'espace de 4 jours, son état c'était nettement dégradé, et le verdict était tombé : son cancer des poumons se transformait en cancer généralisé, et il n'y avait plus rien à faire. Ses organes lâchaient les uns après les autres, et bientôt, ça n'était plus que les machines qui le maintenaient en vie.
4 jours.
4 jours d'enfer et de souffrance pour ma mère et moi, et lui à l'autre bout du monde au lieu d'être près de nous. Je crois que je n'en ai jamais autant voulu à Raphaël qu'à ce moment là.
Papa rendit son dernier souffle, et très vite les choses s'accélérèrent. Raphaël fini par rentrer, l'enterrement eu lieu, et depuis ce jour, j'évite mon frère. Je ne sais plus comment me comporter ni comment gérer la situation, avec lui. Trop d'émotions contradictoires se mêlent, et mon hypersensibilité et mon émotivité prennent à nouveau le dessus...